L’anamorphose apparaît en application aux arts plastiques et se traduit par le bouleversement du point de vue habituel. Cette distorsion visuelle, en créant le caractère énigmatique de l’œuvre, vise à la déstabilisation du spectateur qui, sollicité par les formes, participe de la pluralité de la vision et de la démultiplication des possibles interprétatifs. Cette relativité de la place du spectateur permet la migration du concept d’anamorphose au domaine littéraire et son application en tant que pratique de création ou, plutôt, de réception : L’anamorphose […] procède par une intervention des éléments et des fonctions. Au lieu d’une réduction progressive à leurs limites visibles, c’est une dilatation, une projection des formes hors d’elles-mêmes, conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé : une destruction pour un rétablissement, une évasion mais qui implique un retour. Le procédé est établi comme une curiosité technique mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité factice. L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige (Baltrusaïtis, 1996 : 7). L’a priori analogique entre le visuel et l’écrit, soulignée plusieurs fois par la critique et synthétisé par l’ut pictura poiesis horatien, trouve dans l’anamorphose la possibilité de proposer une similitude entre contemplation visuelle et lecture-interprétation d’un texte. L’anamorphose devient ainsi une technique de prolifération du sens d’un texte qui propose au lecteur une évasion vers d’autres dimensions interprétatives. On assiste donc au même phénomène qui caractérise l’anamorphose (le terme désigne à la fois le résultat et le processus) des images d’un tableau: une destruction constructive qui enrichit le sens et qui attend le spectateur pour se réaliser. Si dans le domaine des arts plastiques le spectateur peut apprécier l’anamorphose en se déplaçant, un texte pose au contraire plusieurs problèmes d’application : l’anamorphose permet la superposition de deux textes qu’on peut lire en découvrant la clé de l’énigme qui détermine la création. La multiplication des points de vue produite par l’anamorphose d’un texte permet la prolifération des interprétations et trouve sa première théorisation en Roland Barthes, qui attribue au critique une propriété d’anamorphose (ou de déplacement) : Le critique dédouble les sens, il fait flotter au-dessus du premier langage de l’œuvre un second langage, c’est-à-dire une cohérence de signes. Il s’agit en somme d’une sorte d’anamorphose […] l’anamorphose elle-même est une transformation surveillée, soumise à des contraintes optiques (Barthes, 1966 : 64). De la critique à la poésie l’anamorphose devient une figure rhétorique, comme cela est souligné dans l’étude Le Masque et la plume où Paul Zumthor analyse la poétique des Grands Rhétoriqueurs français où la prédominance de l’artifice détermine « une multiplication des artefacts résultant du fonctionnement du texte en même temps qu’ils le finalisent à travers d’incessantes anamorphoses » (Paul Zumthor, 1978 : 244). Si les Grands Rhétoriqueurs français utilisent l’anamorphose en tant que technique structurelle du texte c’est la poésie Le Masque de Baudelaire qui selon Richard Stamelman peut être considérée entièrement comme une anamorphose dont les images changent selon le point de vue du lecteur. C’est son application au roman, forme plus ample, qui transforme l’anamorphose de simple figure rhétorique à technique de construction du texte. Considérée en termes de complication de la spécularité, l’anamorphose littéraire appliquée au roman trouve son archétype dans la Disparition de Georges Perec où, en se déplaçant on peut lire deux roman très différents à la limite d’une contamination générique.

TONONI, D. (2007). L’anamorphose du roman : les distorsions de la perspective dans "la Disparition" de Georges Perec. LOGOSPHÈRE, 3, 157-169.

L’anamorphose du roman : les distorsions de la perspective dans "la Disparition" de Georges Perec

TONONI, Daniela
2007-01-01

Abstract

L’anamorphose apparaît en application aux arts plastiques et se traduit par le bouleversement du point de vue habituel. Cette distorsion visuelle, en créant le caractère énigmatique de l’œuvre, vise à la déstabilisation du spectateur qui, sollicité par les formes, participe de la pluralité de la vision et de la démultiplication des possibles interprétatifs. Cette relativité de la place du spectateur permet la migration du concept d’anamorphose au domaine littéraire et son application en tant que pratique de création ou, plutôt, de réception : L’anamorphose […] procède par une intervention des éléments et des fonctions. Au lieu d’une réduction progressive à leurs limites visibles, c’est une dilatation, une projection des formes hors d’elles-mêmes, conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé : une destruction pour un rétablissement, une évasion mais qui implique un retour. Le procédé est établi comme une curiosité technique mais il contient une poétique de l’abstraction, un mécanisme puissant de l’illusion optique et une philosophie de la réalité factice. L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige (Baltrusaïtis, 1996 : 7). L’a priori analogique entre le visuel et l’écrit, soulignée plusieurs fois par la critique et synthétisé par l’ut pictura poiesis horatien, trouve dans l’anamorphose la possibilité de proposer une similitude entre contemplation visuelle et lecture-interprétation d’un texte. L’anamorphose devient ainsi une technique de prolifération du sens d’un texte qui propose au lecteur une évasion vers d’autres dimensions interprétatives. On assiste donc au même phénomène qui caractérise l’anamorphose (le terme désigne à la fois le résultat et le processus) des images d’un tableau: une destruction constructive qui enrichit le sens et qui attend le spectateur pour se réaliser. Si dans le domaine des arts plastiques le spectateur peut apprécier l’anamorphose en se déplaçant, un texte pose au contraire plusieurs problèmes d’application : l’anamorphose permet la superposition de deux textes qu’on peut lire en découvrant la clé de l’énigme qui détermine la création. La multiplication des points de vue produite par l’anamorphose d’un texte permet la prolifération des interprétations et trouve sa première théorisation en Roland Barthes, qui attribue au critique une propriété d’anamorphose (ou de déplacement) : Le critique dédouble les sens, il fait flotter au-dessus du premier langage de l’œuvre un second langage, c’est-à-dire une cohérence de signes. Il s’agit en somme d’une sorte d’anamorphose […] l’anamorphose elle-même est une transformation surveillée, soumise à des contraintes optiques (Barthes, 1966 : 64). De la critique à la poésie l’anamorphose devient une figure rhétorique, comme cela est souligné dans l’étude Le Masque et la plume où Paul Zumthor analyse la poétique des Grands Rhétoriqueurs français où la prédominance de l’artifice détermine « une multiplication des artefacts résultant du fonctionnement du texte en même temps qu’ils le finalisent à travers d’incessantes anamorphoses » (Paul Zumthor, 1978 : 244). Si les Grands Rhétoriqueurs français utilisent l’anamorphose en tant que technique structurelle du texte c’est la poésie Le Masque de Baudelaire qui selon Richard Stamelman peut être considérée entièrement comme une anamorphose dont les images changent selon le point de vue du lecteur. C’est son application au roman, forme plus ample, qui transforme l’anamorphose de simple figure rhétorique à technique de construction du texte. Considérée en termes de complication de la spécularité, l’anamorphose littéraire appliquée au roman trouve son archétype dans la Disparition de Georges Perec où, en se déplaçant on peut lire deux roman très différents à la limite d’une contamination générique.
2007
TONONI, D. (2007). L’anamorphose du roman : les distorsions de la perspective dans "la Disparition" de Georges Perec. LOGOSPHÈRE, 3, 157-169.
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